Les années, de Annie Ernaux

Entre autobiographie et histoire collective, un récit époustouflant!

Annie Ernaux est une femme déroutante. Militante, défenseur de la lutte des classes, cette fille de petits commerçants fière de ses origines modestes veut préserver à tout prix son appartenance à cette classe. Annie Ernaux, la nouvelle Marianne brandissant l’étendard de la révolution? Certainement. Mais ce qui définit cette femme sobre et pleine de grâce, c’est son inestimable talent.

Les Années font figure de mémoire collective des Français de la seconde guerre mondiale jusqu’au XXIe siècle. Qu’on ait vécu ces décennies qui jalonnent le récit ou qu’on soit trop jeune pour s’en souvenir, étonnamment tout fait mouche. Ainsi des discussions du dimanche midi autour du repas dominical: après-guerre, les anciens parlent de leurs souvenirs. Au cours des années 60-70, les échanges autour des bienfaits du progrès et de la consommation prennent le relais. En ce début de XXIe siècle, la jeunesse désabusée parle société, faits divers, politique (sujet anciennement prohibé à table : autre temps, autres meurs).

Annie Ernaux relate également les vagues d’optimisme, l’engouement ou, au contraire, la peur et la tristesse qui s’emparent de la société française tout au long de ces soixante années. Elle analyse avec finesse les incroyables bouleversements qu’ont entraînés les Trente Glorieuses, puis la Crise des années 70, le néo-capitalisme des années 80 et l’ultra-libéralisme des années 2000. Ou comment réaliser qu‘on a beaucoup perdu en croyant aux promesses de lendemains qui chantent.

Les années est aussi un récit intime relaté à la troisième personne. L’objectif n’est pas autobiographique: l’auteur se garde de toute dérive narcissique. Les tranches de vie qui essaiment le livre sont toujours resituées dans un contexte global. Comment avortaient les femmes avant la loi proposée par Simone Weil? Pouvait-on ne pas se marier et vivre en célibataire ou, pire, en fille-mère?

Annie Ernaux n’a pas seulement inventé une autre façon de se raconter et de nous raconter. Son style littéraire est complexe: phrases longues, alternant des listes d’évènements collectifs et des souvenirs personnels, ponctuation inexistante qui accélère le rythme de la lecture… On croirait une symphonie d’un nouveau genre, composée par un virtuose.

Certes, Annie Ernaux s’est vu décerner trois prix littéraires pour ce récit paru en 2008 (prix Marguerite Duras, prix François Mauriac, prix de la langue française). Mais où est donc passé le prix Goncourt qu’Annie Ernaux aurait dû recevoir pour ce livre?

JE VOUS LE CONSEILLE SI…

… vous aimez Simone de Beauvoir. L’une a beaucoup philosophé, écrit, analysé. L’autre a d’abord vécu, puis tiré des conclusions. Mais toutes deux défendent les valeurs de liberté et de libre-arbitre dont les femmes devraient bien continuer à s’inspirer de nos jours. La société nous a avalé(e)s et on ne s’est aperçu(e)s de rien…

EXTRAIT :

Quels choix de vie avait-on réellement dans les années 60?

Parce que les étés finissaient pas se ressembler et qu’il était de plus en plus lourd de n’avoir souci que de soi, que l’injonction de « se réaliser » tournait à vide à force de solitude et de discussions dans les mêmes cafés, que le sentiment d’être jeune se muait en celui d’une durée indéfinie et morne, qu’on constatait la supériorité sociale du couple sur le célibataire, on tombait amoureux avec plus de détermination que les autres fois et, un moment d’inattention au calendrier Ogino aidant, on se retrouvait mariés et bientôt parents.

VOUS AIMEREZ PEUT-ÊTRE :

L’attente,
de Catherine Charrier
La force de l’âge,
de Simone de Beauvoir
Quand on a tout mais que l’avenir semble vide, on prend des chemins discutables Ou comment acquérir un semblant d’indépendance avant mai 68 était une guerre quotidienne
Un livre magnifique pour illustrer le Challenge Femmes du Monde! Un coup de cœur du mois de juillet!

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Publié le 2 juillet 2012, dans .Récit, .Romans français, et tagué , , , . Bookmarquez ce permalien. 24 Commentaires.

  1. Je nuancerai ton propos : j’ai trouvé le démarrage très lourd à venir et un peu confus. Ce n’est pas l’œuvre que je préfère d’elle. Je lui aurais décerné le Goncourt pour L’événement (plus intime, plus violent, plus fort, une réelle réussite du début à la fin).

    • Il faut donc que je continue de lire ses récits! J’ai été touchée, dans Les années, par ce sentiment de lire l’histoire de ma mère : normande également, enfance modeste et ascension sociale… j’ai été fascinée par cette universalité d’une histoire personnelle, celle d’Annie Ernaux en l’occurrence…

  2. Eh bien moi aussi je nuance car j’ai lu beaucoup (enfin pas mal) de ses livres et à ce jour, je n’arrive pas à dépasser la page 20 des Années, comme quoi ! Sentiment de déjà-dit, déjà-vu dans le reste de son oeuvre ? Je ne sais pas ! J’ai adoré Les armoires vides (axé sur l’avortement et sa vie), La femme gelée (je te le conseille), L’autre fille aux Editions Nil (sous la forme de la Lettre au père de Kafka, magnifique), et La Place (il y a longtemps). Après ça, Les Années m’ont paru …fades ou trop énumératives. Mais je te rejoins pour le Goncourt, c’est une auteure exceptionnelle ! (Et je ne désespère pas de lire sereinement Les années un jour prochain ! 🙂 )…

    • Merci Asphodèle, grâce à toi je sais par quel livre continuer à lire cet auteur…. je pense avoir bénéficié de « l’enthousiasme de la nouveauté » : je suis charmée par Annie Ernaux, quel style…. quelle voix… et comme je le disais à Philisine, le rapprochement avec ma vie familiale m’a également intéressée!

      • C’est vrai qu’elle est inter-générationnelle et je pense que beaucoup y retrouvent des morceaux (voire des pans^^) de sa propre histoire, mais j’ai préféré Les armoires vides et La lettre… Là aussi on s’y retrouve car tout est autobiographique chez elle et tout parle de l’histoire des femmes dans une famille !!! 🙂

  3. Il est dans ma PAL alors je le lirai un jour.
    Bonne semaine

  4. Je n’ai encore jamais lu Annie Ernaux, mais je l’ai déjà écoutée, et elle donne envie de plonger dans ses écrits. Ce qui est aussi le cas de ton billet 🙂

  5. Très beau billet Hélène. Vraiment tu dis exactement ce qu’il faut en dire, de manière sobre et touchante. Merci pour cette contribution.

  6. J’avais beaucoup aimé également (comme tout ce que j’ai lu d’Annie Ernaux, d’ailleurs !

  7. Bonjour Hélène,
    je n’ai pas lu celui-ci mais il est en attente ….
    Bien que je trouve son écriture très belle, j’ai parfois du mal avec Annie Ernaux et son côté « plombant » … Mébon j’ai quand même envie de lire « Les années » !
    Bonne journée

  8. Je n’ai pas (encore) lu « Les années », mais Annie Ernaux m’a toujours beaucoup touchée, particulièrement dans les récits qu’elle fait de son enfance et lorsqu’elle exprime le sentiment de trahison qui l’habite.

  9. Je n’étais pas très Annie Ernaux…jusqu’à la publication des « Années », cette autobiographie collective m’a conquise, à plus d’un titre. Je mettrai un petit, tout, tout petit bémol sur le fait qu’elle met trop souvent en avant ses opinions politiques, mais c’est presque un détail (qui m’agace dans les livres, même si mon opinion est la même). J’ai lu « L’autre fille » en début d’année que j’ai bien aimé aussi, sinon je n’ai pas accroché à ce que j’ai lu d’autre : « passion simple » ; « la place »…
    A très bientôt !
    Ps : tu es là en juillet ???

    • Tu as raison, ses opinions sont très clairement affichées!! Et quand elle spécifie que l’arrivée au pouvoir de Mitterrand a suscité une vague d’espoir et d’optimisme, je ne suis pas certaine que toutes les personnes ayant voté en 1981 se reconnaissent! 😉
      Je suis pas mal à droite et à gauche en juillet, je te fais un p’tit email! 😉

  10. Ma mère me tanne pour que je le lise depuis qu’elle l’a elle-même lu et adoré. Et moi, je m’oppose. Faut croire que je manque quelque chose!

  11. Ce doit être intéressant, mais je suis allergique à l’écriture d’Annie Ernaux…

  1. Pingback: L’art de s’écouter parler… « Littérature et chocolat

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